BRÈVE SYNTHÈSE SUR LA PROBLÉMATIQUE |
DU MARIAGE DES PROTESTANTS |
SOUS L’ANCIEN RÉGIME |
par Robert POINARD, professeur de droit canonique, d’histoire de l’Église et d’histoire des institutions religieuses |
TROISIÈME PÉRIODE : 1724 – 1790
Le début du règne de Louis XV – la déclaration de 1724 :
Avant même la fin de la Régence, tous les rapports arrivés sur les bureaux de l’administration royale à Versailles sont convergents : intendants, juristes, évêques sont d’accord sur un point, la législation en vigueur n’est plus applicable, il faut tout remettre à plat. Un projet est esquissé sous la direction de l’abbé Dubois mais sa mort suivie de celle du Régent, laisse inachevée la tentative de nouvelle législation. C’est ce projet en chantier que le jeune Louis XV va trouver sur son bureau en ouvrant son règne et qu’il va reprendre dans la déclaration de 1724.
Et pourtant, à la lecture du texte, on reste frappé par le motif à peine voilé qui pousse le roi à publier cette déclaration : la crainte du " coup d’épée dans le dos "… Celle de voir persister au sein du pays une minorité réfractaire à l’autorité de l’État et manipulable par des puissances étrangères favorisant un affaiblissement du royaume… Les considérations, une fois encore, soit bien moins religieuses que politiques ; d’ailleurs la peine de mort punira les pasteurs et prédicateurs clandestins non comme hérétiques mais comme fauteurs de troubles !
En qualité de dispositif juridique d’état civil, la déclaration fut inopérante parce que difficile d’application. A peine servit-elle à prévenir une insurrection au moment où la France entrait en guerre contre l’Autriche. On voulut faire des exemples pour dissuader les plus virulents et les condamnations aux galères se succédèrent durant plusieurs décennies.
Les parlements entrent en scène :
Le "double jeu" avait toujours été condamné par une partie des pasteurs et des synodes. On voyait circuler sous le manteau des documents enjoignant les "réunis" à continuer de réclamer le ministère pastoral pour le baptême et le mariage et à rappeler aux crypto-protestants les règles à suivre. On organisa souvent baptêmes et mariages collectifs et l’on vit se reconstituer peu à peu des communautés clandestines stables. Ainsi des pratiques disparates, contradictoires et de légalité douteuse persistaient et se développaient d’autant plus que le clergé catholique eut tendance à durcir ses positions devant l’opiniâtreté des "nouveaux catholiques". Certains statuts synodaux diocésains en arrivaient à poser des exigences telles que l’on décourageait complètement les protestants ralliés.
Pendant longtemps les parlements provinciaux s’étaient abstenus d’intervenir dans les questions sacramentelles dans la mesure où elles échappaient à la compétence du droit civil pour concerner essentiellement le droit canonique. Mais les problèmes posés à la société civile par le mariage protestant clandestin échappaient de plus en plus à l’Église catholique : celle-ci n’avait aucune solution à proposer face à une législation royale inopérante. Devant la nécessité de sortir de l’impasse, les parlementaires prirent finalement l’initiative à partir de 1731. Il fallait faire cesser toutes les pratiques ambiguës susceptibles d’engendrer procès sur procès. Ils se mirent donc à déployer un zèle jusqu’alors inconnu pour démontrer l’inanité et les contradictions de la législation : on poursuivit avec la dernière énergie toute union illégitime ; on prononça la bâtardise des enfants et l’on priva d’héritage des progénitures jugées illégitimes. En poussant à bout l’intransigeance, il fallait démontrer l’iniquité et les dangers du système en vigueur. On vit se multiplier les arrêts contre les mariages non canoniques et les contrats de mariage non déclarés.
Le risque était grand de provoquer des troubles de l’ordre public encore plus importants. Mais personne, ni du roi, ni du clergé, ne semblait réagir et vers le milieu du siècle la situation était complètement figée.
Les initiatives de bonne volonté :
Le déblocage va advenir d’hommes de bonne volonté, tant catholiques que protestants, qui multiplieront les écrits pour dénoncer l’iniquité du sort fait aux "réunis". On vit se propager après 1750 divers mémoires qui en appelaient pour la première fois à l’opinion publique. Leurs auteurs étaient essentiellement des juristes et des ecclésiastiques gagnés aux idées nouvelles de tolérance et de liberté de conscience. La plupart d’entre eux prétendaient mettre définitivement en évidence les principales incohérences de la législation matrimoniale et ses conséquences tragiques. Citons leurs principaux points d’argumentation :
Les propositions faites par les auteurs de ces divers mémoires tendaient toutes au même but : donner un état civil aux "réunis" qui cesse de les exclure de la communauté du royaume en les poussant de plus en plus nombreux à l’exil. La solution passait par la distinction entre contrat et sacrement, entre justice ecclésiastique et justice royale en matière de mariage. Il fallait ôter à l’Église catholique le monopole de la réglementation du mariage. Le débat était théologique, exégétique et philosophique mais il était surtout politique car au fond, tout cela n’était qu’une affaire de pouvoir et de contre-pouvoir. On incitait donc le roi à établir, sans intervention ecclésiastique, une forme légitime de mariage qui permettrait de convalider par rétroactivité toutes les unions illégitimes qui causaient tant de troubles économiques et sociaux en méconnaissant les droits des enfants de couples protestants mariés clandestinement.
Les grands procès du siècle :
La vie judiciaire contribua également pour sa part à faire évoluer les esprits grâce à de nombreux procès qui défrayèrent la chronique notamment dans la moitié méridionale du royaume (essentiellement dans le ressort du parlement de Toulouse qui fut à la pointe de la contestation). Les magistrats vivaient de plus en plus mal la mainmise du clergé sur les affaires familiales et matrimoniales et les procès étaient l’occasion de voir en œuvre l’antagonisme entre les juges et l’Église. Les jugements rendus étaient de plus en plus favorables aux "réunis". D’ailleurs, le double jeu ayant fait son temps, on parlait à nouveau ouvertement de "protestants".
Sous la pression de l’opinion publique, de plus en plus acquise à la tolérance et à la liberté de conscience, la politique royale elle-même se fit plus souple : entre 1768 et 1772, des mesures d’élargissement sont prises en faveur des prisonniers pour fait de religion (les femmes puis les galériens sont libérés). Quand Louis XV mourut, en 1774, la majorité des élites étaient favorables à la révision de la législation, à l’exception de l’assemblée du clergé qui, à plusieurs reprises, vota des motions contraires.
Le règne de Louis XVI et l’édit de 1787 :
Depuis Henri IV son aïeul, c’est le roi de France qui fut le plus pénétré du sens de l’équité en matière de religion sans doute parce que, comme personne, c’était un chrétien authentique et d’une vraie spiritualité évangélique : l’Histoire ne lui a pas encore rendu l’hommage qu’il mérite dans nombre de domaines !
La préparation de l’édit : par souci d’apaisement, le nouveau roi ne voulut pas prononcer pendant la cérémonie du sacre la formule rituelle dans laquelle il devait faire promesse d’exterminer les hérétiques de France. Cette omission fut interprétée comme un gage politique de changement. Le jeune souverain s’est entouré de ministres d’ouverture, favorables à une législation de tolérance et qui l’ont fait savoir aux évêques.
Première mesure concrète de conciliation : dès 1774, la mention de bâtardise ajoutée aux actes de baptêmes d’enfants nés de parents mariés clandestinement (donc protestants) est supprimée dans les registres de catholicité. Le roi confie à Malesherbes plusieurs rapports pour l’éclairer sur les affaires religieuses du royaume ; ces mémoires s’échelonnent entre 1776 et 1786. Dans le dernier, il est clair que le souverain est sommé de légiférer rapidement pour accorder un état civil à tous ceux de ses sujets qui ne sont pas de confession catholique (le législateur pensait donc également aux Juifs).
Il est toutefois intéressant d’observer que personne n’osait encore réclamer le rétablissement du culte public protestant, y compris dans les mémoires rédigés par les pasteurs du "refuge". On leur représentait le risque de voir resurgir de nouvelles guerres de religion. On envisageait donc de procéder par étapes et l’on invitait les protestants à la patience quand la Révolution vint bouleverser de fond en comble l’échéancier prévu par l’équipe des ministres de Louis XVI.
En 1787, on commença par débattre d’abord du projet d’édit au parlement de Paris qui rédigea une motion ou "supplique" au roi pour le prier de trouver les moyens les plus sages "de donner un état civil aux protestants". Un élément externe emporta peut-être l’adhésion du souverain (la reine Marie-Antoinette y était-elle pour quelque chose ?) : son beau-frère, l’empereur d’Autriche Joseph II, venait de prendre pour son pays une série de mesures de tolérance religieuse qui avaient été accueillies avec faveur par la population et sans soulever de crise dans l’empire autrichien.
L’édit du 28 novembre 1787 dit "édit de tolérance" : il est présenté comme une mesure générale à l’intention de tous les sujets du royaume qui ne font pas profession de foi catholique, mesure "humanitaire" dirions-nous aujourd’hui argumentant sur le fait qu’il est difficile à un roi "très chrétien" de refuser ce que le droit naturel accorde.
1. Pour le mariage : une forme juridique nouvelle est donc instituée qui aura les mêmes effets civils que le mariage en forme canonique pour les catholiques et qui ne comprend pas de célébration religieuse à l’église catholique. Le choix est laissé de faire enregistrer le contrat de mariage par le curé (agissant comme simple officier d’état civil dans les villages où n’existe pas de justice royale notamment) ou par le juge royal du domicile. Le mariage sera consigné dans des registres prévus à cet effet. Cet enregistrement produisant les mêmes effets que la cérémonie religieuse catholique dont on est dispensé.
Notons que les règles en sont celles du droit canonique : publication des bans, conditions d’âge et d’empêchement, même régime pour les dispenses, levées d’opposition, autorisations, etc.
2. Pour le baptême : il sera enregistré également sur un registre tenu par le juge et non plus par le curé. Grande nouveauté : pour les "sectes" n’ayant pas de sacrement de baptême, on déclarera la naissance au juge.
On le voit cet édit ouvre la porte à la sécularisation de l’état civil qui interviendra quelques années plus tard sous la Révolution.
Par contre, l’édit était totalement silencieux sur deux sujets d’importance : les mariages mixtes (toujours prohibés depuis l’édit de 1680) et le rétablissement du culte public protestant… Mais, comme le juge royal n’avait pas vocation à demander quelle était la religion des déclarants, il suffisait de passer devant un magistrat plutôt que devant un prêtre pour que le mariage mixte soit enregistré légalement. On vit donc reparaître le mariage mixte notamment dans le sud du pays. Quant aux "assemblées", il y a déjà longtemps que les forces de police avaient reçu des consignes du roi de ne plus les pourchasser. Les pasteurs rentrés dans le royaume n’étaient plus inquiétés. Des communautés protestantes stables avaient de nouveau une existence de fait sinon de droit. Quand la Révolution éclata, le protestantisme était en France en pleine renaissance.
Naissance de l’état civil sécularisé : jusqu’à la déchéance du roi et la proclamation de la République en 1792, diverses loi vont finalement aboutir à la création du mariage civil et à la laïcisation de l’état civil (lois des 1789, 1790 et 1791) qui distingueront définitivement les actes religieux des actes civils dans une parfaite égalité de traitement pour tous citoyens (catholiques, protestants et israélites).
CONCLUSION |
Il avait fallu deux siècles de déchirements, de persécutions, de souffrances pour parvenir à la veille de la Révolution à la reconnaissance d’une forme civile du mariage qui ne laisse pas au bord du chemin les non-catholiques. La France "fille aînée de l’Eglise" payait très cher le monopole des lois ecclésiastiques qu’elle avait laissé s’installer dans le royaume depuis le Moyen Age.
Depuis des siècles, les lois civiles avaient été "à la remorque" du droit canonique et il fut long et coûteux de s’en extraire pour faire naître un droit français autonome. La plupart des édits royaux ne reprenaient-ils pas purement et simplement (quitte à les accommoder quelque peu) les décrets pontificaux ou conciliaires ? Les questions de pouvoir étaient au cœur de tout effort pour légiférer de manière autonome et les pressions extérieures pesèrent souvent d’un grand poids sur les décisions royales : le politique prenait souvent le pas sur les autres considérations.
Certains pays furent plus rapides et plus radicaux pour se doter d’une législation matrimoniale nationale dégagée des emprises canoniques. La France fut longue à se décider à une séparation des pouvoirs religieux et des pouvoirs civils. Le moment venu, elle le fit encore plus radicalement avec les ruptures de la législation révolutionnaire puis du Code Napoléon (mais, comme on dit à la fin des films, ceci est une autre histoire…).
Robert POINARD