BRÈVE SYNTHÈSE SUR LA PROBLÉMATIQUE

DU MARIAGE DES PROTESTANTS

SOUS L’ANCIEN RÉGIME

par Robert POINARD, professeur de droit canonique, d’histoire de l’Église et d’histoire des institutions religieuses

SECONDE PÉRIODE : 1685 – 1724

 

La pré-révocation :

La période qui précède la révocation de l’édit de Nantes frappe le juriste par ses contradictions. L’année 1685 est l’année de toutes les folies, de toutes les incohérences. Du printemps à l’automne les textes de loi se succèdent dans la confusion qui montrent l’embarras du législateur face au double problème distinct de la célébration et de la juridiction, mais aussi, dans une monarchie de droit divin à soubassement théologique catholique, de l’imbrication du religieux et du politique.

Ainsi, l’édit de juin 1685 oblige les protestants à faire baptiser leurs enfants sous peine de condamnation à 400 livres d’amende (le baptême permet d’inscrire la naissance légale), alors même qu’on a commencé à fermer les temples, à chasser les pasteurs et qu’il devient matériellement impossible de procéder au baptême avec utilisation de l’état civil légal protestant. Les ministres ont souvent emporté les registres en quittant le pays ou les ont mis en lieu sûr. Or, parallèlement, à la requête des évêques qui s’inquiètent de tous ces enfants restés sans baptême (et sans existence légale…), le roi refuse que les protestants loyaux fassent baptiser leurs enfants par un prêtre catholique alors que ces parents voudraient simplement, leur pasteur étant parti en exil, se mettre en règle avec la loi divine et la loi civile…

Pour tenter de remédier à ces inconvénients fâcheux, le nouvel édit du 15 septembre 1685 prétend contrôler et réglementer l’état civil protestant tout en interdisant le culte réformé. L’édit prohibe donc la célébration publique du mariage protestant mais en autorise toutefois la célébration privée selon des formes légales précises (contrat de mariage notarié, bénédiction du pasteur, déclaration au juge royal devant quatre témoins). Encore faudrait-il trouver un pasteur… Il s’agit donc bien d’interdire le culte mais de ne pas se retrouver dans un vide juridique qui laisserait sans état civil un grand nombre de sujets… Mais la nouvelle mesure sera de très courte durée : un mois plus tard, le 18 octobre, par l’édit de Fontainebleau, toute la législation concernant les protestants est purement et simplement abolie en un texte de quelques brefs articles, laissant subsister pour des décennies d’énormes problèmes juridiques et humains…

Cette courte période, du printemps à l’automne 1685, permet de saisir combien le roi devait subir d’influences diverses et contradictoires, à la limite de l’incohérence politique. Les décisions n’ont visiblement pas été prises dans la sérénité mais dans un climat de confusion que la lecture des divers textes du moment laisse pressentir…

 

La révocation et ses conséquences juridiques :

L’édit de révocation, dit de Fontainebleau, annule la totalité des dispositions des édits antérieurs de Nantes (1598) et de Nîmes (1629). Il n’existe plus de protestantisme en France et, comme à la braderie, tout doit disparaître : biens et personnes. Ceux qui ne se plient pas aux nouvelles dispositions seront poursuivis des rigueurs de la loi (ou devront quitter le royaume) et ceux qui restent devront se soumettre. Ce sont les fameux "nouveaux réunis" ou "nouveaux convertis" (ou "nouveaux catholiques") qui reprennent par obligation le chemin des églises catholiques. Enfin, l’ultime article 12, que l’on oublie souvent de citer, a vraiment de quoi surprendre : la liberté de conscience reste acquise au huguenot pourvu qu’il le demeure en privé ! On va donc s’engager effectivement dans une longue période de double jeu dont personne ne sera dupe (et surtout pas les curés de campagne qui connaissent tout leur monde), hypocrisie qui perdurera pratiquement jusqu’au règne de Louis XVI.

L’état civil protestant étant supprimé, il faut avoir recours aux registres de catholicité pour se voir reconnaître une existence légale : le plus urgent est donc de courir chez le curé du lieu faire baptiser les enfants et convalider les mariages afin de bénéficier des effets civils du mariage canonique. C’est ainsi qu’après 1685 on voit figurer sur les registres catholiques baptêmes, mariages et sépultures d’anciens protestants rentrés dans le rang. Les récalcitrants prennent le risque de recourir aux pasteurs clandestins et itinérants. C’est la période durant laquelle les registres huguenots sont parfois si difficiles à retrouver dans certaines régions.

Tous les historiens s’accordent à reconnaître que cette révocation (outre le désastre politique qu’elle constitue pour le pays tout entier mais qui n’est pas de mon propos) eut pour effet d’émietter les communautés protestantes en trois groupes : les exilés (ayant choisi l’émigration dans des lieux de refuge), les résistants que les documents officiels de l’époque appellent les " opiniâtres " (ceux qui vivent le désert) et les ralliés de plus ou moins bon gré qui courbent l’échine en attendant des jours meilleurs…

Ne soyons pas naïfs : la résistance ne put s’organiser que là où l’implantation huguenote était ancienne, rurale, où le relief et la végétation offraient des possibilités d’une organisation clandestine. Là seulement, quelques pasteurs particulièrement héroïques reconstituèrent de petites communautés où le culte put être célébré au gré de leur passage fugitif et où les baptêmes, mariages et funérailles avaient lieu au rythme des possibilités locales. Cette résistance fut le fait du sud du royaume, plus rural. Le nord et les villes étaient condamnés au double jeu. Plus nombreux que nous le croyons ont été les curés complices par compassion, alliances familiale mais aussi par esprit évangélique ; sans omettre les solidarités paysannes qui jouaient également très fort... Quant à l’administration locale, elle fermait parfois les yeux. C’est d’ailleurs dans le milieu catholique éclairé que naîtra peu à peu le désir d’un aménagement juridique qui fasse place à la tolérance.

 

La nouvelle situation juridique des sujets du roi de France :

Résumons la situation qui prévaut donc pour tout le monde après 1685 :

On le voit, le "nouveau catholique" est totalement emprisonné dans un carcan légal contraignant auquel il ne peut pas facilement se soustraire. De plus, les "opiniâtres" convaincus de double jeu sont punis des pires sanctions : galères, prison, confiscation des biens. Pourtant, dans le concret, la situation des "nouveaux convertis" sera très variable selon les évêchés et les intendants royaux. Beaucoup parmi ces derniers préfèrent fermer les yeux voire donner des consignes à la limite du laxisme (les évêques jansénistes notamment).

Le baptême lui-même (reconnu de part et d’autre par les deux confessions qui ont à son égard la même théologie) ne posera jamais vraiment problème ; par contre, l’obligation d’élever les enfants dans la religion catholique imposait aussi pour beaucoup de faux convertis le double jeu : catéchisme romain à l’église, catéchisme familial à la maison. Mais il y avait toujours le risque d’être découvert : les enfants étaient alors éloignés de leurs parents, confiés à des institutions religieuses catholiques (édit complémentaire de 1686).

 

Période de durcissement (1686-98) :

Beaucoup de ralliés pensaient s’en tirer à bon compte : on plierait pour le baptême et le mariage car cela ne coûtait pas grand chose de passer devant le curé et les conséquences légales de ces formalités permettaient de bénéficier du régime légal en vigueur pour tout sujet. D’ailleurs, certains pasteurs partis en exil dans les lieux de "refuge" conseillent dans leurs courriers d’avoir recours au curé comme simple officier d’état civil qui enregistre les actes au nom de l’État mais de ne pas le regarder comme ministre de l’Église.

La résistance vint l’année suivante avec l’affaire de la communion pascale. En effet à Pâques 1686, les "nouveaux catholiques" furent très nombreux, de partout, à refuser de "faire leurs pâques". Les curés en furent embarrassés et en référèrent à l’autorité. Mais la force ayant été employée dans certains diocèses pour contraindre les "réunis" à communier de force, on vit plusieurs évêques protester haut et fort contre le recours à la violence. C’est à cette occasion que se forment les premiers regroupements du "désert" dans les Cévennes.

En février 1687, Colbert essaie de calmer le jeu par la lettre aux intendants, se rendant compte que l’on rallume les guerres civiles. Il conseille de ne pas en appeler trop vite aux tribunaux "afin de ne pas être obligés de faire exécuter la déclaration dans toute son étendue". En fait, les pratiques vont se faire anarchiques comme le démontre l’étude des statuts synodaux : chaque évêque tentera de trouver des solutions compte tenu des problèmes propres à la population de son diocèse.

A la fin du XVIIème siècle est lancée une vaste consultation auprès des intendants royaux et des évêques pour faire le point sur la situation des "nouveaux réunis". Le résultat est le témoin de la diversité des manières de traiter le problème. Il est toutefois à noter qu’entre ceux qui proposent des mesures coercitives et ceux qui jouent la patience et la douceur, un seul prélat va proposer une solution radicalement nouvelle qui ne sera malheureusement pas retenue : Charles Le Tellier, archevêque de Reims, propose en effet la reconnaissance du mariage civil conclu d’abord par contrat notarié puis déclaré au juge royal qui délivrerait un acte de mariage sans que l’on procède à une quelconque cérémonie religieuse. Cette solution serait proposée aux "mal convertis".

 

La déclaration de 1698 :

Au terme de la consultation, le conseil du roi promulgue la déclaration royale du 13 décembre 1698 qui voudrait mettre un terme aux situations les plus litigieuses. L’article 7 concerne le mariage des "nouveaux convertis" : certes ils restent soumis au droit commun mais on leur promet que la justice royale examinera de manière toute particulière les effets juridiques des alliances contractées hors normes. Au fond, les juristes vont devoir traiter au cas par cas (devant la multiplication des unions illégitimes fondées depuis la révocation) le contentieux accumulé depuis 1685. Contentieux qui alarme autant l’Église que les magistrats, dont les tribunaux sont encombrés, commencent à parler ouvertement d’iniquité juridique.

La déclaration porte aussi sur l’éducation des enfants en général et des "nouveaux convertis" en particulier, mais elle entre dans un plan plus général de mise en place d’écoles paroissiales dans tout le royaume. Enfin elle rappelle le clergé à ses devoirs d’éducation du peuple chrétien. Nombre d’historiens ont vu dans cette déclaration l’influence, au sein même du conseil du roi, du courant janséniste qui oeuvrait ardemment pour que soit bannie toute contrainte en matière de politique religieuse.

Accompagnant la déclaration royale, on connaît également diverses instructions secrètes envoyées aux intendants : elles donnent des consignes de tolérance (tolérer tout ce qui restera clandestin et ne risque pas de causer de scandale public). Ne seront plus poursuivis, à partir de ce moment-là, que les manifestations publiques et les ministres qui chercheront à rétablir l’exercice du culte. C’est dans cette optique qu’il faut apprécier, de 1702 à 1704, la campagne contre les "camisards" coupables de tenir des assemblées illicites. Pendant ce temps, on observe de nouvelles vagues d’émigration de "réunis" malgré les interdictions royales renouvelées en 1699 et en 1713.

 

Période de la Régence (1715-1724) :

La personnalité du duc d’Orléans, régent de France durant la minorité du futur Louis XV, pourrait nous laisser croire qu’il aurait été plus tolérant à l’égard des "réunis". Mais l’Espagne ayant cherché à utiliser les querelles religieuses franco-françaises pour affaiblir le royaume, Philippe d’Orléans est au contraire amené à une politique ferme à leur égard. Il laisse néanmoins l’abbé Dubois manœuvrer en secret auprès des pasteurs du "refuge" pour qu’ils envoient aux clandestins des consignes de discrétion et de loyalisme ; cela en échange d’une tolérance plus grande en matière de "double jeu".

Les tractations de Dubois ne peuvent aboutir devant l’intransigeance des pasteurs du "désert" qui luttent pied à pied pour refonder leurs églises. Le Régent relance donc la troupe et on repart pour de nouvelles mesures répressives : galères, confiscation, démolitions. Le protestantisme français  lui-même se divise : les pasteurs du "refuge" (travaillés par les agents de Dubois) invitent leurs ouailles restées dans le royaume à "prendre un profil bas" (si je puis dire) tandis que les pasteurs du "désert" adoptent la position inverse, prêchant la force du témoignage des martyrs.

Les parlements provinciaux manifestent une grande inquiétude devant cette nouvelle guerre civile qui n’en finit pas et qui amène trop de troubles… Nombreux sont les rapports alarmistes indiquant que les "réunis" font de plus en plus souvent, et partout, de la résistance passive : on boude les églises, les sacrements, les écoles. Les magistrats voient le royaume sombrer dans le désordre, la désobéissance et l’anarchie (le mot est utilisé en 1724 dans le rapport du gouverneur de Saintonge). Les élites ont conscience que la France est dans l’impasse et qu’on ne peut rester indéfiniment dans un tel chaos.

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